Le train où vont les choses…

Pour son ultime voyage, le 2 avril 2013, Philémon s’est finalement fait accompagner par son papa, Frédéric Othon Théodore Aristidès (° 5 mars 1931-† 2 avril 2013), dit Fred.

Fred, un très grand dessinateur de la bande dessinée française, je l’ai découvert en 1965 dans Hara-Kiri, le journal bête et méchant, dont il avait été co-fondateur en 1960 avec François Cavanna, Roland Topor, Wolinski, Reiser, Cabu, Gébé et le professeur Choron, et pour lequel il faisait des couvertures, des dessins humoristiques et des contes, et dont il sera ensuite le directeur artistique. Faut dire que parmi la bande, avec Topor et Gébé, c’était un bon prétendant ! Il créée les bandes-dessinées Tarsinge l’homme zan, le Manu manu, les Petits métiers et Le Petit cirque dont certains éléments seront repris dans des bandes dessinées ultérieures… De sa participation à Hara-Kiri, avec un style très personnel, feutré, poétique et aérien, Fred développe aussi un esprit mordant et une critique de l’esprit bourgeois étriqué qu’il perpétuera dans toute son œuvre.

En 1966, Hara-Kiri, jugé subversif, est interdit de publication par la censure gaulliste dirigée par Roger Frey (celui-ci a laissé son nom en tant que ministre de l’intérieur pour d’autres faits plus sinistres : en particulier la répression violente d’une manifestation d’Algériens le 17 octobre 1961, au cours de laquelle plusieurs dizaines d’Algériens sont tués et jetés dans la Seine ou écrasés par des grilles d’arbres en fonte au métro Charonne et aussi l’enlèvement de Mehdi Ben Barka par des policiers marocains en toute impunité alors qu’il est en en exercice place Beauveau …et dont on ne sait toujours pas ce qu’est devenu ce principal opposant au roi Hassan II, leader du mouvement tiers-mondiste et panafricaniste et réfugié politique en France, depuis le moment où il fût enlevé en sortant de la brasserie Lipp… Mais rassurez-vous, 47 ans plus tard, l’enquête est toujours en cours ! La police est d’ailleurs sûre d’une chose : vers 2035 à 2045, on devrait pouvoir assurer que Ben Marka est mort sinon, il sera identifié comme doyen de l’humanité !

Un peu avant l’interdiction de Hara-Kiri, Fred pas toujours en phase avec l’équipe, propose quinze planches au journal de Spirou qui les refuse. Sur le conseil de Cabu qui travaille depuis 1962 au journal Pilote en y publiant « le Grand Duduche », Fred prend contact avec René Goscinny qui accepte immédiatement de le publier. Et, à partir du n°300 de Pilote, Fred publie deux planches chaque semaine sur « Le mystère de la clairière aux trois hiboux » où apparaît pour la première fois Philémon. Beaucoup de lecteurs ont du mal avec cette oeuvre surréaliste et réclame sa suppression… Fred crée alors des scénarii pour les autres dessinateurs du Journal de Pilote (le journal du mâtin…) jusqu’au jour où il a l’idée d’envoyer Philémon (son portrait craché alors qu’il était jeune) sur les lettres de l’Océan Atlantique (celles qu’on voit sur toute bonne mappe-monde, depuis Christophe Colomb…).

Goscinny accepte que Fred dessine cette histoire et les premières planches de Philémon paraissent dans Pilote à partir de 1965… Puis 7 ans plus tard, elles commencent à être publiées par Dargaud sous forme d’albums…

De 1972 à 1987, Fred va ainsi créer quinze albums de la saga Philémon :
1 ) Le Naufragé du « A », 1972.
2 ) Le Piano sauvage, 1973.
3 ) Le Château suspendu, 1973.
4 ) Le Voyage de l’incrédule, 1974.
5 ) Simbabbad de Batbad, 1974.
6 ) L’Île des brigadiers, 1975.
7 ) À l’heure du second « T », 1975.
8 ) L’Arche du « A », 1976.
9 ) L’Âne en atoll, 1977.
10 ) La Mémémoire, 1977.
0 ) Avant la lettre, 1978 (cet album constitue en fait le prologue des aventures de Philémon et donc le premier de la série).
11 ) Le Chat à neuf queues, 1978.
12 ) Le Secret de Félicien, 1981.
13 ) L’Enfer des épouvantails, 1983.
14 ) Le Diable du peintre, 1987.

En 1972, je n’achetai plus Pilote régulièrement… Par contre, à Poitiers, au café Montierneuf, après les cours, en sirotant selon la saison un chocolat chaud ou un diabolo à 1 F, en attendant d’aller manger au Restau U, également pour 1 F puis se faire une toile dans un des nombreux cinés-clubs de Poitiers (toujours à 1 F !), on consultait différents journaux dont le Monde, le Canard Enchaîné, Charlie Hebdo et Pilote que la patronne mettait à la disposition de ses clients !

En mars 2011, Dargaud publie l’intégrale en trois tomes de la série culte Philémon (rien que par les titres des albums, c’est un régal ! Et c’est rien à côté des scénarii et des planches !) ; à cette occasion, je ne sais plus quelle chaîne de télé passe un reportage interview de Fred, absolument magnifique, et que j’ai eu la chance de pouvoir voir. Fred, après son divorce et une sévère dépression, a du ralentir puis quasiment cesser sa production dans les années 1990-2000. Dans ce reportage, Fred était magnifique de sincérité et d’humanité et évoquait un ultime album de Philémon qu’il avait en tête depuis bien longtemps mais qu’il avait malheureusement du mal à finaliser du fait des difficultés qu’il avait désormais à maîtriser le dessin…

J’avais profité de cette réédition intégrale pour l’offrir à Noël 2011 à mon fils Vincent qui, dès qu’il avait été en âge au milieu des années 1980, était tombé fou amoureux de Fred et Philémon au point que c’est resté depuis une de ses références en matière de dessin d’art… J’en ai profité pour récupérer les versions originales des 15 Philémon que je m’étais constitué au fur et à mesure de leur sortie et que je lui avais légués… et qui malheureusement s’effeuille vu la technique de reliure utilisée pour les albums de Fred, au point que pratiquement après la première lecture, même en prenant soin de n’entrouvrir qu’un tout petit peu les albums, on se retrouve en possession d’un gigantesque puzzle (c’est idem mais en moins pire pour les Gottlib) !

Et, puis paf, il y a un mois Vincent, qui était à la Fnac à Paris, m’appelle pour me demander si j’avais le dernier Fred… Je lui demande de quand il date, il me répond qu’il vient de sortir. Je lui dis non ! Et du coup, il nous en a acheté illico un chacun…

C’est le 15), Le Train où vont les choses… publié le 22 février 2013, où l’Ultime voyage de Philémon… Fred a finalement réussi à le faire paraître juste à temps pour que Philémon le prenne ce train où vont les choses… et ce train l’emmène là ou tout a commencé il y a 48 ans, dans le puits… avec pour dernier message, celui de la bouteille qui dit comme alors : à l’aide ne me laissez pas tomber… suivi des derniers mots de Philémon : Bon sang, je suis entraîné vers le fond… Impossible de remonter…Le souffle me manque… De l’air…, de l’air…, de l’air…, de l’air…, de l’air…

Je vous recommande la lecture non seulement de cet ultime album de Philémon mais aussi de l’excellent post de Laurence Le Saux qui a eu la chance d’être reçue par Fred, quelques jours avant de nous dire adieu, pour une interview où il lui a expliqué, dans le détail, la genèse de Philémon et aussi celle difficile de son ultime voyage, imaginé de longue date, mais dont la finalisation aura été un calvaire pour Fred qui après avoir dessiné les 28 premières planches se retrouva dans la quasi incapacité d’achever l’illustration des 5 dernières nécessaires pour boucler la boucle…

Mais, hum ! Bien que le fond de l’air ait été frais pour lui depuis plus de 20 ans, Fred a une nouvelle fois fait preuve de génie en arrivant à mener à son terme cet ultime voyage, à la seule force de sa détermination et de ses moyens affaiblis, et en s’étant laissé quelques jours pour voir avec satisfaction et sagesse la naissance de son ultime enfant…

Fred est un très grand qui nous a quitté – et il n’a pas fait que Philémon mais aussi bien d’autres choses… – et j’espère que les générations futures lui rendront hommage pour son extraordinaire créativité, en toute simplicité !

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